Prendre ses responsabilités. Externalisation d'une exception. Revue Hypnose Thérapies Brèves 73.
Travail de remembering, externalisation du problème en lui donnant une « identité », réengagement dans une histoire alternative – son histoire préférée –, métaphores... Ou comment par la thérapie narrative sortir Barbara, jeune femme de 20 ans, de l’emprise du problème qui lui interdit de trouver un sens à sa vie.
La thérapie narrative, dans les suites de Kenneth J. Gergen, propose un changement de métaphore pour sortir de certaines im- passes des métaphores mécanistes de la cybernétique et de la systémie (trop centrées sur la causalité circulaire, et sur un système du client à mettre à jour, comparant ce qui est observé à un thermostat). En effet, selon le constructionnisme social, les métaphores cybernétiques et systémiques ne permettent pas de résoudre le problème du savoir-pouvoir dans la posture du thérapeute, et cachent d’importants aspects de la réalité (influence, inégalité, responsabilité personnelle, violence, contexte social et politique), empêchant de traiter un certain nombre de grands problèmes humains (maltraitance aux enfants, violence conjugale, inégalité sociale et sexuelle...). Kenneth Gergen suggère plutôt d’utiliser des métaphores tirées de la théorie littéraire, plus adaptées à la pensée post-moderne.
Le paradigme narratif met l’accent sur la construction sociale du monde. « La construction sociale du monde ne se situe pas à l’intérieur de l’observateur mais bien à l’intérieur des différentes formes de relation » (Gergen). Et encore : « L’ancien dicton cartésien “je pense, donc je suis” peut être remplacé par “nous communiquons, donc je suis”. Je suis “moi” uniquement en vertu d’une relation, je ne peux “savoir” que je pense et que je sens, que grâce à ma participation à une culture » (Gergen). En thérapie narrative on considère la thérapie comme une conversation thérapeutique, la connaissance de l’homme se conservant sous forme d’histoires, et les significations sont des constructions sociales issues d’un dialogue.
Le projet de la thérapie narrative est de permettre aux personnes de se réengager dans leur histoire préférée, là où elles se sentent coincées sur une route semée d’embûches et de dangers, bien éloignée du cours qu’elles aimeraient donner à leur vie. Lorsqu’elles viennent consulter, c’est parce qu’elles sont sous l’influence d’une histoire dominatrice saturée par le problème, histoire pauvre et répétitive, d’échecs, qui leur impose la plus sombre des visions sur elles-mêmes, les autres, et le monde, et qui les empêche de percevoir le sens de leur vie.
HISTOIRE DE BARBARA
Barbara est une jeune femme de 20 ans lorsque je la rencontre. Etudiante en psycho- logie à la faculté d’Aix-en-Provence, elle vit en colocation avec sa compagne Laure et une autre amie. Sa famille vit à Arles, ses parents sont séparés, elle a une grande sœur étu- diante également. Sans soutien familial, elle fait des ménages pour payer ses études.
J’avais l’impression que la psy voulait que je me retourne contre ma mère, ça m’a mise très mal.
Malgré son surpoids, Barbara se glisse comme une souris dans le bureau en serrant ses bras le long de son corps, puis parle d’une toute petite voix douce en me regardant par en dessous. Elle m’explique avoir déjà rencontré des psys vers l’âge de 8 ans, dans le contexte du divorce de ses parents. A l’époque sa mère est partie dans le Sud et son père est resté dans le Nord. Plus tard, son père déménagera pour se rapprocher de ses filles.
« Au moment du divorce, je suis allée avec ma mère, qui est très dure, pas vraiment saine. Il y avait énormément de violence. » Mais se sentant prise dans un conflit de loyauté entre son père et sa mère, elle a tout fait pour mettre fin aux séances à l’époque. « J’avais l’impression que la psy voulait que je me retourne contre ma mère, ça m’a mise très mal, et depuis j’ai toujours redouté de retourner chez un psy. Depuis ça n’a jamais vraiment été, je me suis toujours sentie très mal, renfermée sur moi, et je n’ai plus réussi à demander de l’aide. »
Barbara évoque son problème prioritaire : l’anxiété. Paroles choisies :
« Je la ressens tout le temps, d’aussi loin que je me souvienne. J’ai toujours eu des problèmes de stress. Maintenant je perds espoir, je broie du noir, je ne sais pas comment faire pour aller mieux. J’ai testé la sophro, la relaxation, tout ce qui pouvait se tester. Mais je n’ai jamais su comment le faire, ça ne marchait pas. »
- « Maintenant je n’arrive pas à m’endormir le soir, ni à me réveiller le Je n’arrive pas à continuer dans les études et à suivre le rythme, mais je suis boursière je dois assister aux cours malgré tout. »
- « Et je suis obsédée par tout, j’ai beaucoup de tocs pour gérer mon anxiété. Par exemple, je dois me répéter des phrases : “non ça n’arrivera pas, tout ira bien”, un certain nombre de fois. Mais ça me recrée des anxiétés et me prend beaucoup d’énergie. Et il y a beaucoup de choses que je fais au quotidien pour essayer de me rassurer et qui m’empêchent de m’adapter à l’imprévu et de gérer la vie »
- « Je pense que ça vient beaucoup du fait que je veux toujours plaire aux autres. Il y a sûrement quelque chose que j’ai pu faire, ou que j’aurais pu faire, et qui va faire que la personne va me détester, ne plus m’aimer. »
- « Je pense que ces angoisses viennent de la violence qu’il y avait dans ma famille, de la part de ma mère et de ma sœur. Surtout des insultes. Quand j’essayais de poser des limites en disant : “s’il te plaît, parle-moi correctement”, je me faisais encore plus hurler Il faut que j’accepte cette violence pour continuer la relation. »
Lors de l’année qui a suivi nous avons tra- vaillé avec détermination, emprunté des fausses pistes, d’autres qui se sont refroidies en cours de route, il a fallu souvent bifurquer pour traiter des situations plus urgentes qui empêchaient de poursuivre certaines conversations assez prometteuses. Parmi les étapes importantes de ce parcours, il y a eu le fait d’externaliser le problème auquel est confronté Barbara. Il sera nommé « le paralyseur mesquin », puis sera renommé ultérieurement « le paralyseur de relation ». « Il me fait passer auprès des autres pour quelqu’un qui refuse les relations et l’affection. »
Le fait de prendre position par rapport aux effets qu’il essaie d’avoir sur la vie de Barbara a permis de faire émerger des valeurs impor- tantes pour Barbara, qui se rejoignent dans son principe de vie, qui donne un sens (aussi bien en termes de signification que de direction) à sa vie, et qu’elle nommera « la liberté d’être soi dans des relations de confiance ». Ces valeurs seront incarnées à travers un travail de remembering sur la relation à Laure, et en faisant revenir d’autres témoins de l’im- portance de ces valeurs importantes pour Barbara dans d’autres contextes (à un concert, à une soirée jeux de sociétés entre amis, à une terrasse de café).
Le remembering est une carte majeure de la thérapie narrative. Il permet au sujet, via l’exploration de la relation avec une personne importante pour lui, d’être connecté avec son identité préférée. Cela passe par le fait de s’observer être, comme cette personne ressource l’a été pour le sujet, une « passeuse de valeurs » qui a le pouvoir d’enrichir la vie des gens. Le sujet arrête alors de se percevoir comme spectateur de la vie, mais se voit être auteur et acteur de son histoire préférée, au côté des personnes qui font partie de son « club de vie ».
Il a été également nécessaire de « déconta- miner », en TLMR, des scènes traumatiques particulièrement sensibles, qui revenaient polluer l’esprit de Barbara et sur lesquelles
« le paralyseur mesquin » s’appuyait pour entretenir son emprise sur Barbara. Il a alors été possible à Barbara de faire des liaisons associatives entre différents contextes où le problème pouvait être présent : « J’ai vraiment réalisé que le paralyseur de relation est souvent là quand j’ai l’impression de décevoir une figure d’autorité. » Cela nous a permis de mettre en scène en TLMR une méta-scène traumatique en faisant des liens entre diffé- rentes situations problèmes familiales, pro- fessionnelles ainsi qu’en thérapie avec moi.
Nous voilà donc à notre première séance de 2024, où Barbara commence le rendez-vous par : « Il y a des changements que j’ai notés dans ma vie : j’ai eu une dispute avec ma mère et j’ai assez bien géré la situation, su mettre mes limites, et pas souffert après. Je n’aurais jamais pu penser ça possible. J’étais très fière de moi. » Je propose donc à Barbara que nous ayons une conversation là-dessus, avec l’idée d’explorer cette exception en la projetant sur une scène imaginaire entre nous, que nous observons ensemble, et qui sert de support à notre discussion.
Exploration d’une exception en thérapie narrative : la carte pour redevenir auteur. L’exception est une prise d’initiative que le sujet est fier d’avoir réalisée, qui diverge par rapport à l’histoire dans laquelle le problème veut garder le sujet enfermé. C’est le point de départ d’une histoire alternative, en lien avec les valeurs préférées du sujet. Jérôme Bruner nous rappelle qu’une histoire c’est : une série d’événements – reliés dans le temps – autour d’un thème commun. Le travail consistera donc à faire émerger cette histoire préférée.
L’exploration de l’exception par le binôme patient-thérapeute suit les étapes suivantes:
- Description, sur le paysage de l’action.
« Une caméra a filmé la scène, et nous l’ob- servons ensemble, devant entre nous, comme si nous étions côte à côte face à un écran de cinéma. »
- Externalisation de l’exception via sa nomination
- Mise en place de l’exception dans un contexte, on esquisse une histoire d’exception
- Exploration des effets relationnels de l’exception externalisée.
- Quand les effets relationnels (c’est-à-dire la façon dont la prise d’initiative a enrichi la vie de l’autre : comment il a réagi, ce qu’il a fait, ce qu’il a compris) sont mis en lumière, on peut se retourner sur le sujet, explorer les effets corporels que ça a sur lui : « en contact avec ça, quel effet ça a à l’intérieur de vous ?», puis les effets identitaires : « qu’est-ce que vous pourriez vous dire sur vous-même ? ».
Intégrer cette exception comme un épisode d’une histoire plus longue, dans un passé proche, mais aussi plus distant et même lointain : « quand cette histoire de (exception nommée) a-t-elle commencée ? », en conti- nuant à tisser avec d’autres relations vivantes.
« Qui ne serait pas surpris que vous ayez pris cette initiative avec cette intention-là et que cela ait eu ces effets relationnels-là ? quelle anecdote pourrait-il raconter à votre sujet qui explique qu’il ne soit pas surpris ? »
- Se projeter dans la suite de cette histoire dans le futur, qu’il soit proche, distant ou lointain. Comme toujours dans l’idéal une séance se termine par le retour à l’action, pour que les changements survenus dans la séance puissent diffuser hors du cabinet de consultation.
Barbara décrit :
- Barbara : « J’étais chez mon père après Noël, je m’y sentais bien. Je me suis dit que j’allais appeler maman pour passer une après-midi ensemble, je m’assois dehors pour l’appeler : “je suis là et je suis libre, on peut se voir”... Et elle s’est mise à m’engueuler : “ça fait un an qu’on ne s’est pas vues, je suis une bouche-trou, tu ne fais pas d’effort, je n’ai pas envie de bouger tous mes plans, je ne suis pas à ta disposition”. J’ai répondu : “OK, ce n’est pas grave. Si tu veux on en parle mais y’en a marre de subir tes sautes d’humeur”. J’ai réussi à défendre mes idées : “Maman, ça n’a pas de sens ce que tu dis”. Elle m’a raccroché au nez et le soir elle m’a envoyé des pavés me disant comme j’étais une fille horrible. J’ai décidé de ne pas y répondre, pour la première fois. Je ne me suis pas laissée faire.
- Thérapeute : OK, et si vous ne vous êtes pas laissé faire, vous avez fait quoi à la place ?
- Barbara : J’ai pris mes responsabilités.
Je désigne la scène imaginaire sur la sur- face de mon bureau où nous avons observé ensemble cette situation.
- : Prendre ses responsabilités, c’est une manière de nommer tout ce qu’a fait Barbara dans cette scène ?
- Barbara : Oui, c’est exactement ça. “Prendre ses responsabilités” de se dire : “tu te dis t’as pas à subir ça donc agit en fonction”. Je prends les choses en main pour ne pas subir ça.
- : Je me dis en voyant ça, c’est énorme. Et c’est nouveau, vraiment différent de comment le paralyseur de relation veut que les choses se passent entre votre mère et vous. La marche me semble immense, il y a dû y avoir un marchepied, quelque chose que vous avez fait avant qui a préparé le terrain à “prendre ses responsabilités” ?
Barbara : Oui, c’est vrai, c’est une histoire qui commence avant. Il y a beaucoup de choses qui font que je me suis sentie capable de prendre mes responsabilités. Déjà avoir pris la respon- sabilité de ne pas faire Noël dans ma famille. C’était presque impensable l’an dernier. Et la veille j’avais pris la responsabilité de parler à mon père de ce qu’il a pu me faire subir enfant, et je l’ai fait de manière calme et posée. Je ne pensais pas en être capable ...
Dr Jérémie Roos
Médecin psychiatre, psychothérapeute et formateur en psychothérapies. Formé à l’hypnose, thérapies brèves, TLMR et thérapie narrative. Exerce en libéral à Aix-en-Provence.
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