Les grand entretiens : Jacques-Antoine Malarewicz interviewé par Gérard Fitoussi.

Revue Hypnose et Thérapies Brèves 62
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Médecin et psychiatre, Jacques- Antoine Malarewicz s’est aventuré avec bonheur en « territoire ericksonien », avant de découvrir le monde de l’entreprise. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’approche systémique, à la thérapie familiale et à l’hypnose, et partage son temps entre les conseils aux entreprises et son cabinet de psychothérapeute.


Pourriez-vous nous parler de votre milieu familial ?

Jacques-Antoine Malarewicz :
Il se trouve que je suis né dans les Hauts-de-France, au sein d’un milieu familial non seulement très modeste mais contrasté, écartelé entre un père polonais et une mère venant du fond de la Suisse alémanique, avec tous les problèmes de langues que cela a entraîné (1). Fils unique, j’ai été dans l’obligation d’apprendre la solitude, voire la rébellion, et d’adhérer au marxisme – bien évidemment tendance Groucho (2) –, ce qui m’a toujours rendu méfiant vis-à-vis des groupes, des tendances organisées et autres associations. A se sentir partout quelque peu étranger, dans ce constant reniement des frontières, le confort devient universel, la curiosité insatiable au risque de la dispersion et de l’imposture, le travail habituel se mue en une ardente obligation et les certitudes se fragilisent au rythme des explorations. La lecture ainsi que l’écriture ont toujours été pour moi des drogues dures, c’est-à-dire des besoins vitaux qui m’ont permis à bon compte, c’est-à-dire sans remettre en question une identité trop morcelée pour être figée, de sortir d’une solitude intrinsèque tout en partageant de nombreuses existences.

Pourquoi la médecine et la psychiatrie ?
Tout cela a rendu plus faciles certaines transgressions, la première d’entre elles a été d’oser s’inscrire en faculté de médecine, dans un milieu dont j’ignorais tous les codes ; la seconde a consisté à m’engager dans la psychiatrie, ce que j’attribue à mon amour immodéré pour la langue française, un vecteur essentiel dans ce qu’a été mon assimilation dans ce pays. En 1972, j’ai quitté Lille pour venir poursuivre mes études de médecine à Paris. A la fin des années 1960, l’antipsychiatrie était « à la mode », elle faisait de la maladie mentale un acte politique, ce qui collait parfaitement avec les suites idéologiques et les positions transgressives issues des événements de Mai 1968. Le fou semblait romantique, victime d’un système psychiatrique et familial oppresseur, à l’image de ce qu’avaient vécu certaines figures emblématiques comme Camille Claudel ou Antonin Artaud. Des années 1970, je garde une certaine nostalgie, celle d’avoir pu assister très librement à de nombreux séminaires car la vie intellectuelle était alors parcourue par une vivifiante pluralité de mouvements. Ces séminaires étaient animés, entre autres par Jacques Lacan, André Leroi-Gourhan, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss et surtout Georges Devereux. Celui-ci, dans les locaux de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, rue de Tournon, enseignait à ses étudiants les complexités de l’ethnopsychiatrie. J’ai soutenu ma thèse de médecine en 1977, elle sera, en 1979, à l’origine de mon premier livre : Itinéraire d’une absence. De Groddeck à Balint : l’émergence de la psychosomatique. J’avais été fasciné par la trajectoire de Georg Groddeck. On sait qu’il a également introduit dans la pensée freudienne la notion de Ça, comme une première version archaïque et mystérieuse de l’incon - scient. En 1980, j’ai consacré mon mémoire de psychiatrie à un thème qui comporte de multiples dimensions, aussi bien ethnographiques, philosophiques que littéraires et psychologiques. Ce mémoire s’intitulait : « La gémellité et le double », deux termes qui me poursuivent depuis longtemps, peut-être en résonance avec le fait d’être enfant unique.

Comment sont venues la thérapie systémique et l’approche de Palo Alto ?
J’ai donc déambulé dans des territoires peu fréquentés à cette époque, dans un ailleurs de la psychanalyse, dans un ailleurs du milieu de la psychothérapie dominante, pour m’aventurer dans cette Amérique du Nord qui ne bénéficiait pas de cette aura que connaissaient encore les pays germanophones. Mes intérêts se sont portés vers l’école de Palo Alto et l’approche systémique qui émergeait alors timidement en France et en Europe, où elle s’est introduite après être passée par l’Italie. Tout naturellement, je me suis orienté vers la tendance dite « stratégique », très immédiatement inspirée par Milton H. Erickson et structurée par Jay Haley – l’auteur de Uncommon Therapy– et Cloé Madanes. Par un souci de rationalisation, somme toute assez répandu, certains théoriciens ont décrit huit tendances dans le champ de l’approche systémique. La plupart d’entre elles sont historiquement rattachées à des individus (Carl Whitaker, Salvador Minuchin, Mara Selvini Palazzoli, Ivan Boszormenyi-Nagy...), ce qui démontre bien la dimension avant tout personnelle de ces pratiques. C’est donc en Italie que je me suis d’abord formé. J’ai suivi l’enseignement attentif et exigeant de Carmine Saccu, Maurizio Andolfi, Paolo Menghi et Anna-Maria Nicolo. Ebranlé par leur inventivité, leur légèreté, leur finesse, la dimension provocatrice de leurs prises de position, comme je crois les autres, j’y ai perdu les certitudes que nous apportaient jusquelà la rationalité, la trop facile empathie et surtout la dimension cognitive du travail thérapeutique aussi éloigné que possible de tout engagement émotionnel. Quant à ma formation aux Etats-Unis, elle s’est faite en toute bonne logique à Washington, auprès de Jay Haley et de Cloé Madanes.

Quelles sont les figures importantes de votre parcours ?
Deux figures tutélaires ont dominé cette période : Gregory Bateson et Paul Watzlawick. Dans leurs ouvrages revenait régulièrement un nom : Erikson. Ayant trouvé un ouvrage de cet auteur, je me suis vite aperçu qu’il y avait erreur : celui sur lequel je m’étais précipité, à savoir Erik Erikson, psychanalyste américain et spécialiste du développement, n’était pas le bon. Bien évidemment le bon avait un autre prénom et l’orthographe de son nom était différente : Milton H. Erickson. Je me suis donc procuré Uncommon Therapy avant de commencer à traduire ce livre et... de comprendre que les éditions Desclée de Brouwer en avaient déjà la traduction dans leur catalogue. Un thérapeute hors du commun : Milton H. Erickson a été, pour beaucoup, la porte d’entrée en territoire ericksonien.

Et les premiers pas en France ?
Mon tout premier contact avec Erickson s’est fait par le truchement d’Alain Cayrol, spécialiste de la programmation neuro-linguistique (PLN), qui proposait le visionnage d’une bande vidéo qui était, je crois me souvenir, sa fameuse séance avec Sally ; nous sommes en 1982-1983. C’est à la même époque que j’ai rencontré Jean Godin. Nous avons rapidement décidé de mettre sur pied une formation à l’hypnose ericksonienne, la première en France. Cette formation se déroulait à la Domus Medica, dans les locaux du Conseil national de l’Ordre des médecins, boulevard Latourg-Maubourg à Paris, ce qui ne manquait pas de piquant ! Nous nous étions partagé les cours. J’imagine que nous avions trouvé nos premiers étudiants par des annonces dans des revues de médecine et de psychologie. Je suis resté très ancré dans l’approche systémique et ne voulais pas en rester à la simple relation en hypnose, dans sa forme classique, d’où ma volonté d’imposer dans l’ouvrage que nous avons rédigé en commun le titre complet : Milton H. Erickson. De l’hypnose clinique à la psychothérapie stratégique, paru en 1986. Très rapidement, j’ai fait une traduction de quatre conférences d’Erickson : « L’hypnose thérapeutique » (1987), rédigé en : La stratégie en thérapie ou l’hypnose sans hypnose de Milton H. Erickson, en 1988 ; un Dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques avec Jean- Claude Benoit, la même année ; ainsi qu’un Cours d’hypnose clinique en 1990, suivi de Quatorze leçons de thérapie stratégique en 1992. La plupart de ces ouvrages sont régulièrement réédités. J’ai donc clairement pris le parti de développer ce qu’Erickson avait initié, à savoir ce qu’on a donc appelé l’approche stratégique. Par la suite, toujours enclin à explorer des domaines nouveaux, je me suis intéressé à la prise en charge des adolescents et aux thérapies de couple. Il n’en reste pas moins qu’une première génération de praticiens était née. J’aimerais citer ici Alain Vallée, Claude Virot, Julien Betbèze, Thierry Servillat, Patrick Bellet, Charles Joussellin, Jean Becchio, Jane Turner, Yves Halfon... que les nombreux autres me pardonnent de ne pas les mentionner ici, j’ai plus facilement en mémoire leurs visages que leurs noms.
Evoquons à présent votre travail dans le domaine de la systémique...

Pendant de nombreuses années, j’ai enseigné l’approche systémique stratégique et l’hypnose en Suisse (3), au Québec et en Belgique. Je me dois de préciser que j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs fois Carl Whitaker, dont la personnalité m’a impressionné, notamment par son usage extensif et inventif de l’humour et de sa capacité à remettre en question les conventions. Je ne peux que recommander son ouvrage Le creuset familial (4) ainsi que les quelques extraits de ses interventions qui peuvent être retrouvés sur Internet. Au milieu des années 1980, j’ai été contacté par l’anthropologue américaine Scherrill Mulhern, qui m’a sensibilisé au problème des Personnalités multiples (5) et de ses rapports avec les phénomènes de dissociation, ainsi qu’à l’usage qui se faisait outre-Atlantique de l’hypnose. J’ai longtemps travaillé sur ces différentes questions, toujours en regard de la question du double, jusqu’à prendre résolument une perspective historique dans l’évolution des mentalités, avec l’ouvrage dont je suis le plus fier : La femme possédée. Sorcières, hystériques et personnalités multiples, paru en 2005. Enfin, à partir de 1987, j’ai été invité par Alain Cardon à superviser son équipe de consultants, il m’a donc introduit au monde de l’entreprise. Ce que je garde de cette période (les années 1980 et 1990) c’est la multitude des contacts que j’ai pu avoir avec des personnes – ou des personnalités – intéressées par l’hypnose nouvelle version (6). Je ne peux que mentionner Edgar Morin, puisqu’il en a fait état dans plusieurs ouvrages, qui me considère comme son gourou, un terme à prendre bien évidemment au énième degré, tant il me paraît évident que notre amitié m’enrichit bien plus que ce que je suis en mesure de lui apporter.

Quelle est votre appréciation concernant l’évolution de l’hypnose ?
Bien que je ne me sente pas légitime pour juger de l’évolution d’une pratique dont je me suis retiré, il me semble que l’hypnose risque d’être victime de son succès indéniable. D’abord, seul Erickson a été ericksonien, il est futile de s’arroger le droit d’être un clone même bien pâle, il est dérisoire, souvent avec peu d’expériences et de recul, de vouloir s’inscrire dans les pas d’un homme aussi remarquable mais, comme tout un chacun, profondément ancré dans un temps dont un grand nombre de spécificités sont dépassées. Dans la mesure où, à ce jour, aucune rupture conceptuelle n’est venue bouleverser le domaine de la relation d’aide, je crois préférable pour un professionnel de s’obstiner dans une technique qui soit en adéquation avec sa propre personnalité tant la curiosité, l’obstination et l’expérience sont ici déterminantes. C’est la raison pour laquelle je suis resté fidèle à l’approche systémique.

Notes
1. Jusqu’à l’âge de 6 ans, j’ai parlé, comme mes parents, un sabir dominé par le dialecte suisse allemand. L’entrée à l’école communale, plus tardive que de nos jours à cette époque, ne s’est pas faite sans difficultés puisqu’un brave instituteur n’a pas craint de poser un diagnostic d’« imbécilité ».
2. Qui proclamait, chacun le sait, avec un goût du paradoxe qui ne peut qu’attirer un systémicien, qu’il « ne rentrerait jamais dans un groupe qui l’accepterait comme membre ».
3. Où j’ai été en contact avec Bertrand Piccard.
4. Augustus Napier, Carl Whitaker, Le creuset familial, Paris, Robert Laffont, 1980.
5. Réintroduites dans la nomenclature officielle par le DSM-III en 1980, sous le terme MPD (Multiple Personnality Disorder), avant de disparaître en 1994, dans le DSM-IV, sous la dénomination d’« Identity Disorder ».
6. Ce qui a été le cas, par exemple, pour François Roustang ou David Servan-Schreiber.



JACQUES-ANTOINE MALAREWICZ Psychiatre, thérapeute familial. Auteur de plusieurs ouvrages sur Milton H. Erickson, sur l’approche systémique et l’orientation stratégique, mais aussi sur le couple et plus récemment sur Otto Weininger. Il poursuit son activité comme consultant en entreprise et psychothérapeute.


GÉRARD FITOUSSI Président de l’European Society of Hypnosis. Président de la Confédération francophone d’Hypnose et de Thérapies brèves (CFHTB). Président de l’Association française d’Hypnose (AFHyp). Membre du comité de rédaction de la revue « Hypnose & Thérapies brèves ». Fontainebleau.


 

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N°62 : Août, Septembre, Octobre 2021

Illustrations : © Roberta Lo Menzo

Edito : Transe relationnelle. Julien Betbèze, rédacteur en chef



La lévitation : un catalyseur de changement. Daniel Quin. Lâcher prise consiste à sortir de son cadre habituel de références et, par la transe, plonger dans un univers sans savoir où il nous mène. Avec les exemples de Marie, 12 ans, en échec scolaire, Lise, 35 ans, qui souffre de compulsion alimentaire, de Nadine, 22 ans qui veut perdre du poids, d’Anne, 35 ans, qui boit de la bière de façon excessive.

Conversation de désengagement : le changement par l’aversion. Alain Vallée. Exercices pratiques pour amener au désir de changement. Ce genre de conversation centrée sur la liberté ou la contrainte, les valeurs ou le jugement d’autrui et les sensations corporelles est d’une grande puissance et prend peu de temps. Avec les exemples du tabagisme, de la colère…

De la métaphore à la chanson de geste. Histoire de réceptivité. Bruno Dubos. Dans le travail métaphorique tout est question de réceptivité. Le thérapeute utilise une métaphore pour « aller vers le sujet », celui-ci va-t-il la « recevoir » ? Avec l’exemple de Sylvie et sa suite traumatique d’un long parcours émaillé d’interventions chirurgicales conséquence d’une erreur médicale.

Les outils de la thérapie narrative : trouver du sens à l’insensé. Françoise Villermaux. Quoi de plus anxiogène, pour le psychologue ou le pédopsychiatre, qu’un adolescent qui exprime des idées suicidaires ? Illustration avec Célia, 14 ans et Elio, 15 ans.

Dossier : Douleur, douceur


Edito : Gérard Ostermann

La peur des soignants face à la mort. Myriam Mercier. Confrontés à la mort de patients dans leur travail, les soignants sont-ils autorisés à laisser parler leurs peurs ? Ou doivent-ils laisser leurs émotions à la maison ?

Burn-out et doubles liens professionnels. Jérémy Cuna. Les exemples de M. H, directeur et délégué du personnel et de M. L, directeur adjoint et mari d’une salariée.

Les gestes autocentrés : phénomène non conscient de ré-association. Corinne Paillette. Croiser les mains et mouliner des pouces, pianoter avec ses doigts sur ses cuisses, se gratter la tête… autant de petits gestes à observer chez les patients.

Dossier : Thérapie familiale


Edito : Julien Betbèze. Mony Elkaïm : un thérapeute familial hors du commun

Résonance et hypnose. En hommage à Mony Elkaïm et François Roustang. Sylvie Le Pelletier Beaufond. En vignette clinique, Mme C, 40 ans, en dépression depuis des années.

Affronter l’ado tout-puissant : TOS (Thérapies Orientées Solution) et approches stratégiques. L’incroyable prise de pouvoir d’un adolescent de 15 ans sur sa famille. Sophie Tournouër

Thérapie familiale et hypnose. Dimitri Tessier. Rétablir les liens entre les personnes dans des contextes de blocages relationnels. Les exemples de la famille L, une femme élève seules ses enfants, et du couple C en désaccord sur l’éducation de leur fille.

Rubriques

Quiproquo. Stéfano Colombo. « Famille ». Dessin de Mohand Chérif Si Ahmed alias Muhuc.
Les champs du possible. Adrian Chaboche. Heureusement le temps passé passe par le présent.
- Culture monde. Sylvie Le Pelletier Beaufond. Les forces de l’invisible. Thérapies au Bénin.
- Les Grands entretiens. Gérard Fitoussi. Jacques-Antoine Malarewicz

- Livres en bouche: Julien Betbèze, Sophie Cohen.