Les grand entretiens : Jean-Jacques Wittezaele interviewé par Gérard Fitoussi.

JEAN-JACQUES WITTEZAELE
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Psychologue et psychothérapeute belge, Jean-Jacques Wittezaele est une figure de la thérapie stratégique brève, dite approche de Palo Alto. Il a séjourné au Mental Research Institute dans les années 1980, où il a côtoyé les pionniers de la thérapie brève, Paul Watzlawick, John Weakland et Richard Fisch. Il a créé à Liège en 1987, avec Teresa Garcia et Claude Seron, l’Institut Gregory Bateson, centre de recherche en thérapie brève.


Pouvez-vous évoquer votre environnement familial et votre cursus ?

J e a n - J a c q u e s Wittezaele :
J’ai grandi dans une famille de cinq garçons dont j’étais le benjamin. Mon père est mort quand j’avais 3 ans et ma mère a épousé un homme sans enfant, qui a été très aimant avec moi et que j’ai moimême beaucoup aimé. C’était une famille d’ouvriers, nous n’étions pas riches, pas pauvres non plus. Petit, j’aimais la nature, je passais une partie de mes vacances à aider mon frère aîné à la ferme. Et puis j’ai découvert la littérature vers 16 ans, les philosophies orientales, en particulier le bouddhisme zen. Le livre d’Alan Watts sur le sujet a été mon premier livre de chevet (après Les mémoires d’un âne !). Et puis j’aimais dessiner, peindre et aussi partir à l’aventure. En 1970, j’avais 20 ans, je suis parti seul pour un voyage en Inde et au Népal en traversant la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan. C’est l’un des quelques événements marquants de ma vie. Je partais pour méditer dans un ashram à Pondichéry, et ce voyage m’a ramené sur terre : il fallait surtout trouver où dormir, où manger, et arriver à protéger ma vie et le peu d’argent que j’avais. Cela m’a éloigné de l’hindouisme mais m’a beaucoup rapproché du pragmatisme du bouddhisme zen.

Comment en êtes-vous venu à l’approche de Palo Alto ?

Quand j’ai fait mes études de psycho, rien de ce qu’on appelle l’approche systémique n’était enseigné à l’université, bien sûr. Je n’ai pas aimé mes études, je n’ai jamais adhéré aux théories analytiques que je trouvais normatives et culpabilisantes. Je me suis tourné vers la psychologie sociale dont j’ai aimé les expériences géniales comme celles de Milgram. Mon prof de psycho-sociale, Pierre de Visscher, m’a proposé de faire de la recherche dans son service de 1975 à 1977, mais cela m’a paru trop abstrait ; il s’agissait d’une recherche sur l’impact de la violence à la télé sur les jeunes placés dans des foyers. Un jour, le directeur d’un de ces établissements pour enfants m’a dit : « Qu’est-ce qu’on connaît à la violence à l’université ? Si tu veux savoir ce que c’est, viens travailler chez moi, j’ai trois foyers pour adolescents. » J’ai été tenté par le défi et j’y suis allé. Et j’ai vu. Et je me suis retrouvé face à des familles qu’il s’agissait donc d’aider, mais encore fallait-il savoir ce qu’« aider » implique. Au service de qui sommes-nous ? Qui demande quoi ?... Ce questionnement sur le positionnement de l’intervenant m’a permis de me défaire de mes préjugés et d’inclure l’autre dans le processus d’aide ; mais il me manquait aussi le côté technique. La thérapie familiale, déjà enseignée en Belgique à l’époque par Mony Elkaïm, m’est apparue comme la clé du problème mais la méthode thérapeutique était difficile à appliquer dans les familles éclatées qui constituaient notre quotidien. C’est alors que j’ai découvert l’ouvrage de Jay Haley, Nouvelles stratégies en thérapie familiale. Nous étions en 1980 je crois, et j’ai été séduit par le côté provocateur et stratégique de Haley. Son approche me semblait plus pragmatique que les thérapies familiales classiques. J’ai ensuite lu l’ouvrage qui m’a vraiment marqué : Changements. Paradoxes et psychothérapie, de Watzlawick, Weakland et Fisch, puis dans la foulée Une logique de la communication. Et là, j’étais déjà accro. J’ai obtenu un financement pour une formation intensive de trois mois au MRI. Dingue ! Un an après, en septembre 1983, je partais pour la Californie. Ma vie professionnelle allait vraiment commencer. Le rêve. Je lisais beaucoup, on était passionné, j’allais à la bibliothèque de Stanford, des kilomètres de couloirs...

Et après le Mental Research Institute ? Avec Teresa Garcia, nous avons créé le CTB de Mexico (1984-1985). Puis à Liège nous avons créé l’Institut Gregory Bateson (IGB). Nous sommes retournés nous former deux ans de plus à Palo Alto (1991- 1992). Cela nous a permis d’écrire A la recherche de l’école de Palo Alto (1993).

Quels furent vos premiers pas en Europe dans l’approche de Palo Alto ? Dès mon retour en Belgique, je me suis mis immédiatement à pratiquer dans les mêmes conditions que là-bas : en filmant et enregistrant les 10 séances maximum que nous nous donnions pour traiter un problème. Avec mon collègue et ami Claude Seron, nous avons alors réalisé que le contexte de notre travail recélait un paradoxe : les familles étaient contraintes de venir en thérapie et nous devions les aider à changer, qu’ils le veuillent ou pas. C’est ainsi que nous avons « inventé » la « réunion tripartite » (publiée dans notre ouvrage commun Aide ou contrôle. L’approche thérapeutique sous contrainte, paru en 1992).

Comment sont nées les premières formations en Europe ?

Les éditions du Seuil, qui avaient publié les textes de Bateson et de l’équipe du MRI, nous ont fait savoir qu’il serait bon de proposer des formations en France. En 1993, nous n’avions aucuns moyens, nous collions les affiches nous-mêmes dans les facs, dans les librairies, pour annoncer nos formations. C’était vraiment artisanal mais nous avions la caution du MRI, les deux bouquins, nous connaissions parfaitement la théorie et nous filmions nos entretiens, nous pouvions donc montrer notre travail. Nous invitions chaque année Dick Fisch et Karin Schlanger, avec qui nous faisions le tour de différentes villes et nous recevions régulièrement Paul Watzlawick à Paris et à Liège.

Quelles furent vos influences ?

Dans l’équipe du MRI, je pense que la personne qui m’a le plus influencé, c’est Dick Fisch. Il se sentait propriétaire du modèle d’intervention de la thérapie brève. C’est lui qui avait eu l’idée d’aller dans le sens opposé des tentatives de solution, et il était d’une rigueur implacable dans l’application de l’approche.

Les rapports ne furent pas toujours simples entre Bateson et le MRI...

Je crois que j’étais plus séduit par la pensée de Bateson que par la pratique de la thérapie, mais que cette dernière me paraissait nécessaire pour incarner les idées du maître. Je regrettais qu’il y ait eu querelle entre Bateson et l’équipe du MRI, et que, comme dans toute séparation, chacun évitait de voir les liens entre eux et développait donc des positions schismatiques. Par exemple, la querelle entre l’approche esthétique comme on qualifiait le travail des disciples de Bateson (Bradford Keeney, notamment), et l’approche pragmatique de la thérapie brève.

Et votre rencontre avec Giorgio Nardone ?

Nous avions rencontré Giorgio Nardone plusieurs fois à Palo Alto dans les années 1990. Paul Watzlawick nous parlait de son travail au Centre de thérapie stratégique d’Arezzo et il nous assurait que Giorgio avait des résultats extraordinaires.

Finalement, nous sommes allés sur place en 2001 et ce fut le second choc de ma vie professionnelle. Nardone est vraiment un thérapeute génial, il m’a appris à ressentir les choses, à oser réagir comme un être humain et pas seulement comme un psy. Il m’a libéré des positions idéologiques qui m’enchaînaient, et il m’a permis de devenir un meilleur thérapeute. Je ne pouvais plus continuer à pratiquer et à enseigner le modèle comme je l’avais fait jusqu’alors. Nardone travaille directement sur les tentatives de solution (TS) et très peu sur le problème. Il repère les tendances globales des gens face à une difficulté, il se focalise sur les TS et donne une tâche qui bloque les TS. Il obtenait des résultats étonnants avec les TOC notamment. Il continuait à se référer au modèle de la thérapie brève mais travaillait très différemment de l’équipe de Palo Alto et je n’arrivais pas à comprendre en quoi il était différent. Il était très intuitif, et lorsque je lui demandais pourquoi il avait fait telle ou telle chose avec un patient, il me répondait : « You tell me, J.J. ! » J’ai essayé de formaliser ma pensée dans Une logique des troubles mentaux avec Giorgio en 2015.

Quels sont les ouvrages qui vous ont marqué ?

Je découvre encore des pépites dans les livres de Bateson, en particulier La nature et la pensée qui est devenu mon nouveau livre de chevet pendant des années. Les ouvrages sur le constructivisme aussi, et bien sûr des livres plus techniques sur la thérapie, notamment les ouvrages d’Erickson et de ses disciples. Mais je dois avouer que c’est la relation qui est restée mon domaine de prédilection, d’où mon intérêt pour la culture chinoise dans laquelle la relation est première – et non pas l’individu, comme chez nous Occidentaux. C’est pour mieux éclaircir et préciser ces liens que j’ai écrit L’homme relationnel.

Comment voyez-vous le devenir de l’approche de Palo Alto ?

Il n’y pas de successeurs. De toute façon, il y a autant de thérapies que de thérapeutes finalement. Pour moi les évolutions les plus importantes du modèle se situent dans la prise en considération de ce que Giorgio Nardone a appelé le « système de perception/ réaction », et la réaction globale qu’il engendre face à la difficulté, entraînant avec lui les composantes cognitives qui rigidifient encore plus le processus. On recherche plus la cohérence que le sens, ce dernier apparaissant comme une notion qui comme celle de vérité paraît trop absolue pour la nature humaine. Ce qui me semble plus pernicieux, c’est une tendance à la rigidification de l’approche d’une part (surtout motivée par la visibilité que réclame l’enseignement d’un modèle), et les querelles d’école, les pro ou les anti- Nardone, par exemple, qui conduisent elles aussi à des positions idéologiques qui nuisent à la non-normativité fondamentale de l’approche.

Pourquoi selon vous cette approche est-elle peu répandue chez les médecins ?

Je pense que la plupart des médecins sont formatés pour chercher eux-mêmes ce qui ne va pas chez leurs patients, donc le fait de comprendre ce qui ne va pas du point de vue du patient demande déjà un changement de posture important. De plus, le médecin pose le diagnostic, prescrit le traitement et le patient est censé obéir « s’il veut aller mieux » ; donc utiliser la résistance n’est pas dans les habitudes médicales. C’est une approche très responsabilisante éloignée de l’approche humaniste aidante de la psychologie humaniste, c’est un peu comme dans le bouddhisme zen qui est une partie du bouddhisme très particulière, où le maître peut frapper un étudiant pour qu’il arrive à une illumination. Confucius disait : « Si personne ne me dit aidez-moi, je ne peux rien faire. »

Qu’est-ce qui a été pour vous le plus difficile et le plus enthousiasmant ?
Ce qui a été le plus difficile, c’est la gestion d’une équipe de formateurs qui grandissait d’année en année. J’ai toujours été plus intéressé par la thérapie, la recherche, l’écriture et la formalisation de l’approche que par le management. Ce qui m’a passionné, ce sont surtout les échanges, d’abord avec les maîtres de Palo Alto, puis avec Giorgio Nardone, les rencontres à l’occasion des congrès que nous organisions (François Roustang, Mony Elkaïm, Mary Catherine Bateson...), les discussions sur les différents contextes d’application des prémisses et du modèle, en particulier dans les maisons de justice en Belgique, la découverte des liens entre l’approche et la pensée chinoise, en particulier taoïste...

Avez-vous des projets et quel regard portez-vous sur votre parcours ?

Je suis un intellectuel et je prépare avec une scénariste une série télévisée qui montrerait cette approche au grand public. Je n’ai pas trop de conseils à donner à qui que ce soit, sinon : faites ce qui vous intéresse ! Je suis très heureux d’avoir pu pratiquer ce métier « selon ma nature » et je pense qu’il est inutile d’imaginer que l’on aurait pu faire autrement : j’ai un travail qui donne une cohérence à mon passé, à ma vie personnelle, à mes relations amicales et professionnelles, qui m’a permis de surmonter les épisodes douloureux inévitables de la vie, tout en maintenant intact mon amour pour elle et la joie que me procure la nature. Alors, j’aurais tort de me plaindre, non ?

Merci à vous Jean-Jacques Wittezaele !



JEAN-JACQUES WITTEZAELE
Docteur en psychologie, cofondateur de l’Institut Gregory Bateson. Auteur et coauteur de plusieurs ouvrages dont : Aide ou contrôle. L’intervention thérapeutique sous contrainte, chez De Boeck-Wesmarel (1991) ; A la recherche de l’école de Palo Alto (1992) et L’homme relationnel (2003), tous deux au Seuil.

GÉRARD FITOUSSI
Président de l’European Society of Hypnosis. Président de la Confédération francophone d’Hypnose et de Thérapies brèves (CFHTB). Président de l’Association française d’Hypnose (AFHyp). Membre du comité de rédaction de la revue « Hypnose & Thérapies brèves ». Fontainebleau.


 Revue Hypnose Thérapies Brèves 63

Commander la Revue Hypnose & Thérapies Brèves n°63

N°63 : Novembre, Décembre 2021, Janvier 2022

Illustrations © Eishin Yoza

- [Edito : Humaniser le lien - Julien Betbèze, rédacteur en chef]url:https://www.hypnose-ericksonienne.fr/Humaniser-le-lien-Revue-Hypnose-Therapies-Breves-n-63-Dr-Julien-BETBEZE_a110.html

- Wilfrid Martineau nous apprend à surfer sur les métaphores, grâce à des exemples concrets de questionnement s’inscrivant dans l’imaginaire partagé. En s’attachant aux métaphores des patients, le thérapeute renforce le lien et active le changement.

- Marie Caiazzo nous indique comment les images d’une personne courageuse et forte peuvent remettre le corps en mouvement ; elle illustre cela avec le cas d’Annabelle, kiné victime d’inceste qui ne parvenait plus à toucher ses patients.

- Bertrand Jacques met en évidence les effets délétères des normes de performance dans la vie affective et sexuelle. A travers plusieurs exemples, il nous montre comment se déprendre du pouvoir des injonctions normatives intériorisées. Reconnecter les sujets à des relations sécures va ouvrir la voie à une expérience émotionnelle corrective, dans laquelle le sujet va se réapproprier sa subjectivité qui passe par l’acceptation de la peur et l’accueil des tremblements.

- Gérard Ostermann présente dans son édito deux articles sur l’utilisation de l’hypnose, en neurochirurgie éveillée (Séverine Gras) et sur la fibromyalgie (Laurent Schaller).

- Le dossier thématique «Humaniser le lien» reprend un échange de Julien Betbèze avec Eric Bardot autour de la dépression.

L’article souligne l’importance de la constitution de la relation pour accéder à la subjectivité. Cela passe par une attention à l’accordage et au partage affectif afin de diminuer l’effet des angoisses de mort liées au monde abandonnique.

- Le texte de Véronique Cohier-Rahban s’intéresse aux fantômes transgénérationnels chez les enfants atteints de troubles oppositionnels avec provocation (TOP) et de troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). L’auteure décrit comment, à travers l’histoire d’une famille, son intervention thérapeutique a permis l’accès à une tristesse partagée, condition de l’installation d’un lien rendant à chacun un espace d’expression.

- Adrian Chaboche : Aussi simple qu’un verre d’eau. Voir le patient comme une œuvre d’art favorise notre empathie et fait émerger le geste thérapeutique qui devient simple, présent.

- L’importance du lien est illustrée comme toujours avec humour par Stefano Colombo et Muhuc.

- Gérard Fitoussi interroge Jean-Jacques Wittezaele qui a introduit l’approche de Palo Alto dans l’Europe francophone. Il décrit son parcours autour de l’importance de la relation et son intérêt pour la culture chinoise qui donne une place prépondérante à la relation dans la construction du sens.