Comprendre le rôle différent de la pensée et de la sensorialité. Revue Hypnose et Thérapies Brèves 75.

Interview du Dr Jean-Marc BENHAIEM par le Dr Julien BETBEZE
• Dans le livre que tu viens d’écrire, tu soulignes l’importance de modéliser le travail en hypnose à partir de trois modes : mental, sensoriel et confusion. Pour toi, chaque mode s’exprime à la fois de manière équilibrée et adaptée, et parfois aussi de façon excessive, déséquilibrée, négative, facteur de pathologie. Comment es-tu parvenu à modéliser ton travail de cette manière ?
• Jean-Marc Benhaiem : J’ai travaillé pendant plus de trente ans et je voyais des patients qui avaient des souffrances localisées dans le dos, dans une jambe, dans la tête, dans un bras, dans le ventre, le côlon... J’écoutais ces patients et je me disais : où sont-ils ? Sont-ils dans la tête, dans le mental, dans leur corps ? Non, ils ne sont pas dans leur corps ; sont-ils dans la confusion, dans un trauma ? Ont-ils vécu un accident grave qui a provoqué des douleurs, des séquelles, etc. ? Et à force de discuter, d’échanger, de travailler, notamment avec François Roustang, on a fini par clarifier ceci : la plupart des patients qui viennent me voir pour des névroses, des symptômes d’hyperalgie, des douleurs chroniques, sont tous dans la pensée, le mental, les ruminations, les regrets, l’anxiété insupportable qu’ils ne peuvent pas maîtriser, et donc avec une pensée « dilatée »
Donc si l’on quitte ce mode mental surdéveloppé, que va-t-il se passer ?
A force d’observer toutes ces situations cliniques, où les patients disent : « c’est sûr, si j’arrête de penser, je suis bien, je suis dans le moment présent, j’étais dans le passé avec mes souffrances », et petit à petit ces trois modes me sont apparus, mais cela m’a pris des années, je les ai mis dans un tiroir en me disant : « on verra plus tard... », et puis un jour je me suis rendu compte que c’était un chemin qui pouvait être extrêmement utile pour les patients, comprendre le rôle différent de la pensée et de la sensorialité :
• La pensée, c’est-à-dire le mode mental, l’intellect, où la personne réfléchit, se culpabilise, se regarde, regrette, se souvient des souffrances de son enfance, ne comprend pas pourquoi il y a des tas de choses qu’elle ne parvient pas à maîtriser... Et je voyais cela aussi chez les personnes prises dans les ad- dictions, sans arrêt submergées par des en- vies, des recherches de plaisir, de détente, que l’addiction va leur proposer.
• Ensuite il y a le mode sensoriel, plus évident, qui apparaît lorsqu’on dit aux patients : « est- ce que vous ressentez la chaise où vous êtes ? » pour les rendre présents. S’ils ressentent la chaise, c’est qu’ils sont dans leur corps, donc c’est le corps qu’il faut rejoindre, pour res- sentir : est-ce que je suis vraiment présent ? Est-ce que je suis dans mes bras, dans mes jambes, un peu comme on dirait pour un sportif : est-ce que mes parents sont dans les tribunes, est-ce que je ne vais pas trébucher lorsque je vais courir, est-ce que je vais arriver à bien nager ? Et le coach intervient en disant : « mais arrêtez, restez dans vos bras, dans vos jambes, dans le corps », c’est-à-dire : « laissez les pensées rejoindre votre corps ».
Et la personne va pouvoir courir, nager, danser, sauter, etc.
• Le passage entre ces deux modes est possible en passant par une légère confusion. C’est ainsi que les trois modes sont apparus, en réalité ils ont toujours existé, mais ils sont discernables :
• La sensorialité, c’est-à-dire : « je suis un corps qui ressent », tous les sens, le thermique, le fauteuil, l’ambiance un peu animale, les couleurs, les odeurs... En hypnose le mode sensoriel est essentiel, c’est-à-dire « je ressens, je perçois, je trouve ma place, je sais comment agir, je retrouve le mouvement ».
• De l’autre côté la pensée qui raisonne.
• Et la confusion qui permet de passer de la pensée à la sensorialité et vice versa.
La confusion peut être positive, « je suis submergé par la musique », « je suis dans un état second », et elle peut aussi être négative, c’est-à-dire « je suis dans le trauma », « j’y repense toujours », « j’ai été abusé et ma vie s’arrête, je n’agis plus ». J’ai ainsi reçu des patients pris dans un syndrome post-traumatique et quand je leur demandais « alors ? », ils ne ressentaient rien, il n’y a plus d’orgasmes, il n’y a plus de douleurs, ou bien dans le cas de cette petite fille de 3 ans gravement brûlée, l’anesthésiste me dit : « je lui ai mis une perfusion, elle n’a rien senti », elle a 3 ans ! Elle n’a pas bougé alors qu’elle a été piquée avec une aiguille dans son bras, et elle n’a pas bougé parce qu’elle n’était pas dans son corps, elle était encore dans le trauma de la brûlure qu’elle a vécue. Donc petit à petit j’ai senti que les humains pou- vaient quitter leur corps, ce qui est bien pra- tique au niveau du bloc opératoire puisqu’on peut faire « diversion », donc pouvoir s’éloigner du corps et ne pas voir comme il souffre, ce qui peut rendre service au bloc, et aussi dans le cas des addictions ou des douleurs chroniques. Nous avons ainsi les trois modes qui apparaissent, et faut-il préférer un mode à un autre ?
Non, les trois sont « bien », il faut juste que la personne ne soit pas bloquée dans un de ces trois modes, et que revienne une sorte de fluidité qui permette facilement à la personne de passer de la pensée au sensoriel, puis de nouveau du sensoriel à la pensée. Et comment fait-elle ? Eh bien d’abord cela se fait tout seul, c’est physiologique. Il faut mettre une confusion dans les pensées pour retrouver le corps, ou pour passer du corps au mental : « je quitte le corps et je retrouve le mental pour faire un boulot », et cette flui- dité est, pourrait-on dire, l’équilibre que l’on recherche.
• Je comprends bien ces trois modes que tu viens de décrire. D’un point de vue pédagogique ils sont extrêmement clairs et précis, en tout cas ils peuvent aider chacun à s’orienter dans le travail en hypnose. Comment comprends-tu que, à un moment donné, ces modes se désorganisent, par exemple après un trauma, que cette fluidité de la vie s’arrête ? Est-ce lié à des choses particulières, à des expériences douloureuses qui n’ont pas été intégrées, à des conflits, à autre chose ? Comment appré- hendes-tu ces blocages, la façon dont ils s’installent, et cette fluidité qui n’est plus présente ?
• C’est la question de l’origine, et je me réfère à Spinoza qui parle de l’origine des affections. Pour moi, c’est une telle clarté de trouver l’origine, ce n’est pas simplement pour tout comprendre, sinon je serais également pris dans une volonté de maîtrise, mais parce que ça éclaire les situations pathologiques que vivent les patients. Prenons par exemple une patiente qui a vécu une situation compli- quée dans l’enfance, pas forcément des choses horribles, mais qui me dit : « j’ai eu un père très autoritaire, il était tout le temps en colère, maman ne nous défendait pas, à 17 ans je me suis dit : “je quitte la maison, je n’en peux plus” ». Quel est le résultat chez cette person- ne ? Elle pense beaucoup, puisqu’elle cherche à comprendre : « que se passe-t-il, qu’est-ce que j’ai fait ? Il fallait tout le temps que je m’excuse alors que je n’avais rien fait de mal, et maman me disait : “va t’excuser auprès de papa”, mais je n’avais rien fait ! ». Et voilà que le mental se développe pour essayer de comprendre : « est-ce que je suis aimée ? est-ce que je suis désirée ? pourquoi me traite-t-on comme ça ? » L’enfant ne peut pas dire : « papa est fou et maman est bizarre », il est obligé de se poser mille questions , mais il ne peut pas conclure.
Donc le mental se développe, « je quitte mon corps », car celui-ci se rigidifie. Et pourquoi ce corps devient-il dur et rigide ? C’est parce que « je ne suis plus avec lui » et que tous ces mécanismes sont des mécanismes de défense. Si je pense, c’est pour essayer de comprendre, et d’essayer de maîtriser ce qui m’arrive. Et si je me durcis dans le corps, je me protège, d’autant plus que j’ai reçu des gifles, des coups. Et cette rigidité corporelle est un système de défense, comme si je mettais une cuirasse autour de moi, pour essayer de ne pas souffrir des mots méchants, de la violence verbale, etc. Les années passent, la personne grandit, et on la retouve dix, vingt, trente, quarante ans après exactement pareille, c’est- à-dire : elle pense beaucoup, elle a la cuirasse, elle est contracturée, elle a des douleurs, des addictions, et ce schéma est incroyablement presque toujours le même chez ces personnes qui ont eu ce type de vécu.
Depuis plusieurs années, je pose la question suivante à presque toutes les personnes que je reçois : « c’est bizarre, on dirait que vous pensez beaucoup... » ; « ah oui, je suis dans le mental tout le temps » ; et tous me disent : « voilà pourquoi j’ai divorcé... maman était bizarre... elle faisait de la dépression chro- nique... » ; et aucun ne m’a jamais dit : « j’ai eu une enfance merveilleuse », sinon ils ne seraient pas là devant moi, il y aurait de la souplesse, ils se sentiraient aimés, etc. Donc cette séquence où la personne garde une sorte de configuration qu’elle a eue et qu’elle a laissé s’installer dans l’enfance, et on la retrouve des années après dans les consultations douleur, avec des addictions, des peurs, des phobies, de l’anxiété chronique, tous ces symptômes auxquels les sujets s’identifient : « je suis an- xieuse chronique, je suis addict, etc. ». En fait, c’est un système de défense installé pour se protéger de papa/maman. Et quand on leur dit : « il faut enlever ce système de défense », ils répondent : « non, c’est mon système de défense ». Donc voilà où est la complication : comment vont-ils retirer ce système de défense qui les a soi-disant protégés, mais qui n’est plus du tout adapté, parce qu’ils ont 40 ans, 50 ans, un job, et papa/maman ne sont plus de ce monde.
• Après cet exemple extrêmement parlant, voici deux points que je souhaiterais reprendre : concernant l’exemple de cette patiente, avec un père autoritaire, une mère qui ne l’a pas défendue, qui lui disait qu’elle devait s’excuser, elle vit des relations dysfonctionnelles dans l’enfance, dans les- quelles elle est en souffrance de ne pas avoir sa place dans ce réseau relationnel. Ceci caractérise le fait qu’elle doit « quitter son corps », l’accordage spontané ne se met pas en place, donc elle va quitter son corps, elle passe dans le mental, et ça ne bouge plus, cela devient un mode défensif, rigide. Ceci a pour conséquence que, des années après suite à cette mentalisation excessive, ce processus va devenir identitaire : « je suis comme ça, je ne peux pas changer ». Tout en prenant conscience de cela, la personne reste attachée à ce mode défensif, pensant que les choses seront pire sans. Est-ce donc à ce moment-là que va venir la notion de confusion pour faire quitter ce mode défensif ?
• Avant de répondre à cette question... Pour lire la suite...
Dr Jean-Marc BENHAIEM
Médecin-hypnothérapeute, ancien praticien en centres de traitement de la douleur à l’hôpital Cochin et hôpital Ambroise-Paré (Hauts-de-Seine). Dirige le diplôme universitaire d’Hypnose médicale à Paris VI (Pitié-Salpêtrière) et a publié plusieurs livres autour de la pratique de l’hypnose en médecine : L’Hypnose ou les portes de la guérison (Odile Jacob, 2012), Une nouvelle voie pour guérir (Odile Jacob, 2023), L’Art de l’hypnose avec François Roustang (Odile Jacob, 2024).
Revue Hypnose & Thérapies brèves n°75 version Papier
N°75 : Nov. / Déc. 2024 / Janv. 2025
Les interactions pour favoriser un changement
Julien Betbèze, rédacteur en chef, nous présente ce n°75 :
Si l’hypnose ericksonienne est une hypnose relationnelle, cela implique que le lieu d’habitation du corps soit la relation. Ainsi, lorsque la relation est vivante, le sujet vit une expérience corporelle où spontanément il accueille ses ressentis sensoriels, est en capacité de prendre des initiatives. En ce sens, le travail sur les interactions est primordial pour favoriser un changement.
. Guillaume Delannoy, dans un article très pédagogique, nous montre à partir de quatre situations cliniques – douleur psychosomatique, jalousie entre sœurs, obésité morbide, angoisse de mort et tics nerveux – comment la modification des interactions permet l’activation des processus de réassociation. L’auteur, avec la participation de Vania Torres-Lacaze, souligne l’importance du travail de co-thérapie pour rendre possible le changement.
. Delphine Le Gris nous raconte l’histoire de Sophie dont la vie est parcourue de relations insécures et qui cherche une solution à son problème d’insomnie. Elle nous décrit une séance d’hypnose avec un coffre-fort fermé à clé qui va lui permettre d’y enfermer ses ruminations et de retrouver un sentiment de protection.
. L’importance de l’humour est au centre du texte de Solen Chezalviel, dont la créativité ouvre une petite lumière dans un monde empli de noirceur.
. David Vergriete, avec sa grande expérience de prise en charge des addictions, évoque, à travers le cas de Guillaume souffrant d’alcoolisme chronique, l’importance de la qualité relationnelle et la nécessité d’interroger la question du sens et de la trajectoire existentielle.
Dans l’espace ''Douleur Douceur'', Fabrice Lakdja et Gérard Ostermann nous parlent de la remédiation antalgique. Le retraitement de la douleur vise à réattribuer la douleur à des voies cérébrales réversibles et non dangereuses et à considérer la douleur comme une fausse alarme et non comme la signature de lésions tissulaires.
. Maryne Durieupeyroux nous emmène à la rencontre de Pablo, jeune homme pris en charge en soins palliatifs pour des métastases multiples. Elle utilise le ''gant magique'' et évalue les réactions du patient au fur et à mesure de son travail.
. Charles Joussellin et Gérard Ostermann : Accueillir, écouter et favoriser un effort de narration doivent être au centre de nos prises en charge. La question du sens, de l’anthropologie, sont indispensables à nos métiers de thérapeutes.
. A partir d’un atelier avec Roxanna Erickson-Klein, Evelyne Josse montre l’importance des métaphores pour focaliser l’attention du patient et remettre la vie des sujets en mouvement. Roxanna utilise la métaphore de l’embarquement à bord d’un train pendant qu’Evelyne se laisse bercer par les mots et, dans cet état de transe, développe sa créativité. Les métaphores nous incitent ainsi à reconsidérer, réélaborer et réévaluer nos expériences en ouvrant de nouvelles possibilités pour redevenir auteurs de nos vies.
. Jean-Marc Benhaiem nous décrit la manière dont il comprend la logique de l’intervention en hypnose. Il nous parle des trois modes d’être : mental, sensoriel et confusionnel. Le déséquilibre entre ces modes s’installe au sein des relations dysfonctionnelles, lorsque le sujet, pour se défendre, privilégie un mode au détriment des deux autres. A travers plusieurs situations cliniques, il fait le lien entre l’excès du mental et le contrôle excessif. Pour le thérapeute, il s’agit d’aider le patient à passer de la rigidité à la fluidité, en retrouvant un corps présent.
Les rubriques :
. Sophie Cohen : Christelle et la trichotillomanie en question
. Adrian Chaboche : La présence
. Stefano Colombo et Muhuc : Voyage
. Psychotrauma, PTR, EMDR
. Sylvie Le Pelletier-Beaufond : Le souffle de la guérison au Népal
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