Ruines et palimpsestes. Joëlle Mignot.
Ou comment utiliser les strates du temps en hypnothérapie ?
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Car se promener dans des ruines, c’est d’abord s’imprégner d’une ambiance très particulière où l’esprit est happé par les lieux d’un calme étrange où la pierre est singulièrement reine, lumineuse souvent... Chacun de vous a des souvenirs qui sans doute affluent, qui à Rome, qui à Athènes, qui encore à Vaison-la-Romaine, qui à Carthage ou à Pompéi...
Les ruines rendent la marche hésitante d’où la nécessité d’être bien chaussés... Les pieds buttent, glissent, sont souvent en équilibre précaire dans le chaos des éboulis... Ils se couvrent de poussière, car chaque pierre se désagrège dans une lente et irrémédiable destruction...
Les ruines sont des restes qui poussent à la fouille, qui aiguisent notre curiosité. Gratter, creuser, écarter les décombres, éviter les trous, se protéger des chutes toujours possibles par la fragilité des lieux. Les pierres ne sont plus bien imbriquées les unes dans les autres mais effritées, cassées, vulnérables, en équilibre jusqu’à ce qu’elles tombent, donnant au paysage un nouveau visage, sans cesse en évolution...La nature souvent s’y déploie et plus rien n’y est domestiqué...
Indices de ce qui a été, spontanément l’esprit est comme tiré par le passé et les mécanismes de l’imaginaire s’activent et nous poussent à nous représenter et à recréer ce qui était... ici une maison, là une échoppe, là encore un temple...Appui pour l’envol de l’imagination, appel vers « un passé noble et grandiose » (9), lieux de vie pour certains, abris pour d’autres, les ruines nous appellent par une forte pulsion de réassemblage à partir de ce qui a été détruit et se désagrège...
Les ruines « plongent le spectateur dans une anamnèse au cœur de l’intimité historico-mythique et en retour le spectateur projette sur le réel ses propres images » (9). Plus rien n’est comme avant et pourtant la mémoire s’active dans ces lieux où tout semble figé dans un passé révolu qui nous oblige à aller plus profond. C’est en cela que les ruines sont aussi des lieux d’intense méditation, et en cela qu’elles ont inspiré nombre d’auteurs et de poètes. Mémoire, déconstruction, imagination, redécouverte et reconstruction sont alors le principe même de l’aventure et du travail de psychothérapie en hypnose.
Un terrain vague de l’onirisme
Cette poésie de la ruine à partir du morbide est d’ailleurs la base même du Romantisme à son apogée au cours du XIXe siècle : elle flirte avec la mélancolie et les états d’âme, l’exaltation du mystère et du fantastique, la quête du sublime dans le ravissement du rêve, s’opposant à la Raison et au classicisme académique, notamment dans l’art. Cette approche nous permet de distinguer deux sortes de ruines : la ruine architecturale, réduction d’un édifice par l’effet du temps, mettant en évidence le « construit », son obsolescence et la rêverie que celle-ci produit, et la ruine due à une action humaine ou une catastrophe. La ruine architecturale implique la destruction plus ou moins lente d’une structure originaire. Il y a un changement d’état entre le bâtiment et sa ruine, une disparition de l’origine qui reste à l’état de trace dans le présent qui pose le rapport entre le réel et sa représentation, corollaire de l’iconographie romantique. Deux mouvements intérieurs se produisent plus ou moins consciemment par le regard porté sur les ruines. Tout d’abord chercher à reconstituer l’état originel en y incluant les êtres du passé depuis longtemps disparus mettant en évidence une nouvelle forme d’existence : celle de l’ombre, la poétique des ruines devenant alors mémoire des ombres...Le deuxième mouvement est la projection de l’effet du temps sur les édifices du présent, ruines en devenir, déchéance future...
Denis Diderot (7) en 1767 était déjà très clairvoyant : « Nous attachons nos regard sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais ; et nous revenons sur nous-même ; nous anticipons les ravages du temps ; et notre imagination dis-perse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. A l’instant, la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute notre nation qui n’est plus. Et voilà les premières lignes de la poétique de la ruine...»
La deuxième forme de ruine est celle provoquée par un cataclysme y compris d’origine hu-maine. Je prendrai comme appui le livre de Cormac McCarthy, The Road (5). Dans ce livre paru en 2006, un père et un fils errent dans un monde d’après la fin du monde et l’imaginaire de la ruine en est le fil conducteur. Le monde a été ravagé par un événement soudain et d’une extrême violence. Le décor est désolant, froid, hostile, « un monde incolore de fer et de crêpe », « dans une morne lumière sulfureuse, une grisaille qui contamine tout ». Nous sommes face à une ruine écologique et une esthétique du chaos tout au long du roman. La ruine est ici une allégorie, de la destruction de soi-même mais aussi delà « résurrection de soi » (2) (Manuel Bello Marcano).
Cette deuxième forme de ruine est celle aussi des Twin Towers que l’anthropologue Marc Augé reprend dans son livre introuvable Le temps en ruines (1). Nous sommes face à une destruction qui met en jeu des « forces du mal » comme dans la guerre. Et ce d’autant plus dans des pays où les ruines existent peu ou pas du tout, comme par exemple les Etats-Unis. Contrairement à la ruine qui est la trace de sociétés traditionnelles (la petite église, le château en haut d’une colline...), les ruines provoquées, « ouvrages des hommes » (9), Chateaubriand parle de « dévastation », pose la question plus immédiate de la reconstruction rapide et non de la conservation des ruines.
Et donc de la reprise du chantier... une ouverture vers l’avenir et la construction d’une autre histoire. Marc Augé nous dit d’ailleurs que « désormais, les destructions ne produisent plus des ruines mais directement sur les décombres, des chantiers ».
Régression en âge et ruines hypnotiques
Vous trouverez aisément avec vos patients un lieu de souvenir en lien avec les ruines. Ils vous arrivent avec souvent une impression d’avoir tout fait pour se sortir de leur problème, certains un long travail thérapeutique, d’autres ont vagabondé de thérapeute en thérapeute. Nous savons tous que l’hypnose, et toutes les idées reçues qu’elle véhicule, favorise l’espoir que vous et votre méthode allez enfin résoudre ce problème et cette souffrance ! Le patient vous affuble alors d’une toute-puissance teintée d’immédiateté. « Combien de séances ? », ou encore « l’hypnose va me permettre de trouver des choses que je ne sais pas »... Oui, oui, oui ! Il va donc s’agir de remettre le chantier en route tout en ayant mesuré avec de bons outils la demande et les attentes qui se cachent derrière la plainte.La question du temps de la thérapie est au centre de notre travail hypnotique et tout l’art du thérapeute va consister à accompagner son patient en lui-même à partir de ses propres ressources, alors que le plus souvent il pense que vous détenez la panacée et les réponses à ses malheurs.
Les premières séances vont souvent consister à la constatation de la ruine, le moment de vie douloureux, le sentiment d’échec : « je n’ai plus de désir, j’ai mal »,ou encore « je ne m’en sors pas...». D’où ? On se le demande, d’ailleurs ! Les ruines sont à ce moment la métaphore de cette catastrophe qui a tout chamboulé, qui donne cette impression d’être perdu dans sa vie. Fouiller dans ces ruines, jouer à l’archéologue, va mettre en tout premier plan de ce travail une régression en âge, technique bien connue des thérapeutes en hypnose.Il est fréquent qu’elle soit spontanée, qu’elle apparaisse au décours d’une séance de façon inattendue, et il est toujours intéressant d’en mesurer l’importance avec le patient, le sens que prend cette résurgence, voire ce « retour du refoulé » si on a une sensibilité psychanalytique.
La régression en âge peut aussi être induite et suivant le repérage du thérapeute, l’accompagnement permettra ce retour arrière qui peut éclairer le présent mais surtout lui donner une autre « consistance ». La temporalité est comme suspendue En hypnothérapie Il ne s’agit pas de tout expliquer, nous sommes sur un autre registre, mais paradoxalement certains patients ont besoin de ces explications pour donner du sens à leur démarche... Pas de dogme donc – gardons-nous d’être allergiques à telle ou telle approche –, simplement une activation des associations d’idées en toute liberté : « Recueillir les restes de poterie, réunir les fragments, trier, parfois trouver des pièces d’or et d’argent...»
Nous savons aussi que la distorsion du temps est une des « lois » du travail hypnotique. Baguenauder dans les ruines permet la contraction ou l’expansion du temps, le temps d’avant se mêlant au temps d’aujourd’hui car le « temps peut avoir des intensités variables », des cou-leurs différentes aussi.
Les ruines ont cela d’étrange que, traces du passé, elles permettent de se projeter dans le futur et permettre ainsi une progression en âge en regard de la régression qu’elles inspirent au premier abord. Elles sont donc un support hypnotique et métaphorique très utile et induisent un changement d’état. Elles permettent ce mouvement psychique qui consiste à « faire revivre les éléments du passé (réel ou imaginaires), et de la réactualiser au sein d’une séance pour simplement le revivre ou les vivre autrement » (4, Boy, 2013).
Enfin, la relation est au cœur du processus thérapeutique hypnotique
Michel Onfray, dans Métaphysique des ruines, décrit la Rome « qui est morte, on ne voit plus d’elle que ses os, son squelette, ici et là une épine dorsale, une colonne vertébrale, une vertèbre... Dans ce chaos de pierre on vase ressourcer. Les thermes et les basiliques, le forum et les temples, les cirques et les théâtres, bien qu’effondrés, détruits, ravagés par le temps, attirent des visiteurs, des curieux, des âmes désireuses de s’oublier afin de mieux se retrouver. Nombreux sont ceux qui affluent, en cette fin du XVIe siècle, à dos d’âne, de mulet et de chevaux dans les charrettes, des convois hétéroclites et interminables où se mêlent le boulanger, le marchand et e coupeur de bourses, mais aussi le rimailleur et l’apprenti peintre ». Ça y est, nous y sommes... Michel Onfray nous décrit « la sublime accointance » de deux peintres lorrains, François de Nomé et Didier Barra, qui se trouvant à Naples au pied du Vésuve (ah, les volcans !), peindront ensemble toute leur vie des tableaux de ruines, instant tragiques de l’architecture, où tout s’écroule et ceci sous le nom d’un personnage conceptuel, « MonsuDe-siderio ». Ils peindront ainsi le temps et ses métamorphoses. Ainsi ce couple en souffrance et déprimé qui consulte mi par éloignement, mi par lassitude, mi par désamour, dont l’homme à la fin d’une première consultation voit sur mon bureau cette Métaphysique des ruines et dit : « Au fond, c’est un peu comme nous... » Travailler ce qui est cassé, détruit, en miettes, ce qui s’est usé par le temps et l’habitude... « Retrouver du merveilleux...», comme dit sa femme.
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